BEE CIRCUS
Les œuvres de Mateo Revillo présentées chez pal project cet automne semblent jaillir des replis souterrains, de la terre et du feu. Conçues à partir de cire naturelle selon des techniques ancestrales, ses peintures à l’encaustique et ses sculptures à la cire perdue sont animées par des forces telluriques. Travaillées à chaud, dans le magma et la fusion, elles pulsent d’une énergie vibrante mais sont au bord de l’érosion : en refroidissant, la cire se rigidifie et se fragilise, ce qu’évoquent ici et là une grenade éclatée, des cornes d’abondance à peine formées ou une sculpture ailée façonnée dans un couvercle de barquette de cire. Un équilibre précaire qui n’est pas sans évoquer la matérialité éphémère des objets qui peuplent notre monde, ainsi que l’instabilité même qui habite l’artiste idiosyncrasique en quête d’une forme toujours mouvante.
De grandes toiles nocturnes et abyssales laissent entrevoir un univers cosmique et caverneux, constellé de météores, de signes et d’empreintes archétypales. La matière s’accumule parfois en relief, laissant émerger par endroits des cheminées cireuses qui éclosent en surface, comme des émanations mortelles. Ailleurs, des toiles zébrées de rayures vives et tourmentées surgissent comme des flammes. La peinture palpite, vivante et frémissante. Expression du désordre et de la marginalité, ces bandes martyrisent l’œil du regardeur par leur répétition lancinante, annihilant toute profondeur, toute échappée. La présence frontale d’un escargot – symbole de l’éternel retour, de la résurrection et de l’inéluctable répétition des choses – s’incruste, comme en parjure, sur ce plan malmené rendu désormais impénétrable.
Tel un matador de la peinture, l’artiste espagnol s’est engagé depuis plusieurs années dans la déconstruction analytique d’un objet emblématique de la culture occidentale : le tableau de chevalet. Format, surface, processus génératif et arsenal pictural sont ainsi passés au crible de sa pratique réflexive. Une imposante peinture irrégulière, clouée sans ménagement, exhibe ses déchirures et apparaît écorchée vive, comme un Marsyas châtié pour sa démesure. Initialement conçue sur un support carré de plâtre et ciment recouvert de cire brûlante, l’œuvre a ensuite été brisée, fragmentée, puis réassemblée en un shaped canvas. Au terme de ce processus, la surface se déploie comme un origami, « pli sur pli», à l’instar de la pensée baroque et de son mode opératoire que Deleuze a mis au jour dans son ouvrage sur Leibniz.
Interrogeant sans relâche l’auctorialité et la figure de l’artiste, Mateo Revillo cherche à contrer l’autorité du peintre en réalisant ses tableaux par une série de gestes saccadés et répétitifs, comme s’il voulait reproduire le vol frénétique des abeilles, dont le précieux produit constitue la matière première de ses œuvres. Ce faisant, le peintre s’efface et se transforme en ouvrière opiniâtre, dont les gestes instinctifs semblent engendrer des images acheiropoïètes. Au centre de l’exposition, une imposante sculpture phallique, élevant son dard vers le ciel, comme prête à prendre son envol, renforce l’analogie entre l’artiste et l’insecte pollinisateur. Mais l’organe conçu en cire est à moitié ébréché, révélant une virilité vacillante. L’artiste marche sur une ligne de crête, à l’image d’Icare qui, après s’être façonné des prothèses de cire, s’élança vers le soleil avec audace jusqu’à ce que la chaleur face fondre ses ailes, le précipitant dans la Méditerranée.
Par leurs motifs ascensionnels invoquant l’étourdissant rêve de voler, les œuvres de l’exposition mettent en garde contre l’hubris du créateur et l’illusion trompeuse de ses images. Ainsi, une petite bacchanale dénichée sur un marché napolitain, révèle à l’œil attentif une étonnante contrefaçon : une impression bon marché, rehaussée de peinture par un faussaire pour simuler une toile authentique. Plus loin, une mante religieuse, nichée dans un cocon de tulle, mue et se métamorphose pour feindre une feuille morte. Le simulacre s’invite aussi dans la nature, peuplée d’animaux fantastiques et de chimères, où l’on croise même Sorginorratz, la Libellule du Marais, vernie et affublée d’une cigarette, dont le titre ironise sur la jeunesse dorée fréquentant les vernissages.
La nouvelle exposition de Mateo Revillo apparaît ainsi comme « un lieu troué, un trompe-l’œil qui emboîte toutes les échelles du simulacre», une œuvre dont on ne saurait dire ce qu’elle est, sinon ce que ce n'est pas. Un art qui se définit par négation, rappelant que l’artiste s’inscrit autant dans la théologie négative du mystique Denys l'Aréopagite que dans la négation existentialiste d’un Ad Reinhardt, « niant la négation de l'art (…) encore et encore, inlassablement, jusqu'à ce que cela redevienne à nouveau “juste”».
Roxane Ilias