« Unfinished Business » regroupe une série d’œuvres dont la coexistence n’est ni volontaire, ni préméditée. Ce titre, dont l’efficacité sonore masque un constat mitigé de l’artiste, celui de ne pas avoir eu le temps d’achever ses œuvres, atteste d’une tension récurrente.
En dépit de la précision et de l’ampleur du programme initial – réaliser un bas-fourneau (comportant une cheminée et un soufflet), un automate pouvant produire des mélodies ou encore un tour à bois –, l’œuvre acquiert progressivement une autonomie, elle advient. « L’objet qu’on fabrique dépasse toujours sa simple fonction, il est signe ou réceptacle dequelque chose d’autre, d’une réalité qui le transcende »¹ explique Léon Binétruy. En cela, malgré l’ensemble de moyens mis au service d’une fin, celui de façonner un objet technique, il fait l’expérience de la définition même d’une œuvre : elle est sa propre finalité.
On nomme l’extrémité d’un clou « tête » et cet objet revêt une symboliqueforte dans certains rites funéraires. Ainsi pour clouer des parties d’une autre œuvre, un Gisant accueillant un mécanisme de soufflet, l’artiste commence à fabriquer ses propres clous ayant une tête humaine et ceux-ci gagnent leur indépendance. À la suite de quoi, il décide qu’il faudrait un contenant pour les ranger et, détournant le vocabulaire formel de la boîte à clou générique, il en sculpte une dans un petit bloc de marbre dont le travail des parois rappelle certains tombeaux romains. L’humain prête son anatomie au vocabulaire courant des outils, tout comme au folklore des objets de quincaillerie, et semble au fond servir de métaphore à la relation intime de l’artiste à ses objets, le conduisant, par exemple, à produire un établi ayant de véritables pieds, défiant la fonctionnalité habituelle d’un tel meuble.
« L’usage d’outils imparfaits ou incomplets met à contribution l’imagination en développant des compétences pour réparer et improviser »². Cette improvisation, cette mécanique ou cette transe du
faire sans relâche l’amène bien souvent à devoir emprunter des détours, comme en venir à fabriquer ses propres outils, mais aussi à ajouter toujours quelque chose de plus à l’œuvre en cours de fabrication,
rebondissant sur des associations mentales diverses, nourries par des sources d’époques et de géographies variées que l’on pourrait réunir autour de l’idée du rite. Le programme initial lui échappe de manière récurrente. Il fait l’expérience quotidienne que « toutes les compétences, même les plus abstraites, sont au départ des pratiques physiques »³, et reconnaît souvent ne pas savoir ce qui a motivé tel ou tel geste. Derrière l’anodine ou incertaine locution « je ne sais pas » se cache un système de pensée qui s’affirme au fil du temps. Celui d’accepter que ce qu’il produit prend place dans un entre-deux : entre l’instrument et la sculpture, entre la mise en mouvement et l’œuvre statique, entre l’inachevé et l’achevé,entre deux mondes à la manière d’un fantôme dont on ne sait si les
voyages perpétuels ne forment qu’un vase clos ou s’ils sont source d’une ouverture infinie.
Mathilde de Croix
1 - Entretien avec l’artiste
2 - Richard Sennett, Ce que sait la main, la culture de l’artisanat, Paris, Albin Michel,
2010, p.21
3 - Ibid.