HARUSPEX - Group show - pal project
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Expositions
17.01.25 - 01.03.25

Group show/ HARUSPEX

17.01.25 - 01.03.25
Group show/HARUSPEX

On vient de poser sur la table une lame encore tiède. Quelque chose a été tranché. Une membrane frêle et pacifique fendue en ouverture éclair. Une porte de chair ouverte aux quatre vents. Une béance. C'est le rouge d'abord qui saute aux yeux. Un carmin brillant et profond qui fout le camp, qui veut sortir de , irriguer un ailleurs, répandre dans l'air son parfum métallique, l'odeur de l'outrage, de la lame même qui l'a dispersé. L'entaille palpite encore, elle respire. En son sein se détachent des formes. C'est une soupe ambiguë d'éléments hétéroclites qui se côtoient, se confondent, se bousculent. Alors, naturellement, on fait ce qu'on a toujours fait devant un sac de grains ou sur une plage de sable : on plonge lentement sa main dans ce magma foutraque, on remue, on fouille, on triture. On en sort, pêle-mêle, une sphère gélatineuse et translucide, une fleur qui bave, un vieux pot en terre, un long boudin aqueux, comme une mue encore pleine d'un serpent paresseux, quelques résidus misérables dont on ne saurait dire si ils sont des choses ou des bouts de choses et puis une forme que l'on connaît par coeur car c'est la nôtre et dont on sent qu'elle contient la vie, et qu'il faudra l'ouvrir, elle aussi, car enfin, on a besoin de comprendre.

La lame et la plaie sont froides désormais mais les trouvailles sont ici, tout juste arrachées et offertes au regard. C'est sont les oeuvres des artistes d'Haruspex, qui ont mis en commun pour cette exposition le fruit de leurs dissections. Haruspex, ou haruspices, pour ces devins étrusques qui sondaient l'avenir dans les viscères d'animaux sacrifiés. L'origine étymologique du mot viendrait de harviga : « inspecteur des entrailles ». Les artistes réunis ici ont tous, eux aussi, incisé une surface interdite pour tenter de percer le secret du chaos des motifs qu'elle renferme. Tous explorent, selon le mot d'Henri Michaux, cet « étrange dedans-dehors », car ils ont l'intuition qu'une forme peut en cacher d'autres, et savent qu'il faut, pour en avoir le coeur net, oser tailler, creuser, prélever, piquer ou déchirer. Se risquer aussi à ne plus tout à fait comprendre ce qu'on voit. À changer de perspective. À ce que l'oeil tourne, que le pied se perde, que le ventre se noue. Toute béance appelle un vertige.

D'où vient ce besoin d'ouvrir, de disséquer, d'abolir la limite, de sonder, de voir nos corps en coupe, en creux, de l'intérieur et par parties ? Est-ce pour faire éclore une vérité plus intime, dont on aurait l'intuition qu'elle est encore brûlante de l'intérieur dans laquelle elle baigne ? Pour ouvrir au monde nos nerfs encore à vifs ? Est-ce pour expérimenter cet état-limite, cette frontière diffuse qui nous sépare de ce qui n'est pas nous ? Ou, mus par une pulsion scopique, partir à la recherche du point de bascule entre désir et dégoût, délit et délice, entre désert et désordre ? Raviver les imaginaires, troubler la surface, maintenir la tension, l'attention ? Libérer, comme le disait Deleuze, la vie que l'homme a emprisonné ? Ou s'agit-il d'un instinct aveugle, d'une transgression inévitable, celle d'ouvrir la porte dont on sait qu'elle nous est interdite, la porte du conte de Barbe-Bleue ?

Disséquer le corps humain a longtemps été un geste chargé de tabou, et ce dès l'Antiquité. Dans son Traité sur les animaux, Aristote écrit : « Ce n'est pas sans une grande répugnance que l'on peut voir de quoi est composé le genre homme. » Ce dégoût explique en partie pourquoi les anciens grecs interdisaient la dissection des cadavres, leur répugnance étant renforcée par leur respect pour les défunts et leur aversion des effusions de sang, considéré alors comme une souillure. Hormis une école de dissection très active à Alexandrie au IIIème siècle av. J.-C, rendue notamment célèbre à travers la figure du grec Hérophile, qui y aurait pratiqué plus de 600 dissections sur des prisonniers vivants, séances tenues parfois en public, la dissection est très peu pratiquée au Moyen-Âge, alors même que, contrairement à l'idée répandue, elle n'est pas formellement interdite par l'Église. David le Breton, anthropologue et sociologue spécialiste des représentations du corps, souligne que le corps est envisageable, au Moyen Âge, non en tant que catégorie du sujet – ainsi qu'il sera pensé par la modernité – mais en tant que constituant du système symbolique du monde. C'est à cette période que fleurissent les représentations d'anatomie astrologique, dans lesquels les organes du corps humains sont mis en relation avec les planètes, les quatre éléments et les signes zodiacaux. Le corps devient un microcosme en tout point analogue au macrocosme dans lequel il évolue : corrompre son intégrité revient alors à balafrer l'univers. L'épidémie de peste noire, par la force des choses, popularise à nouveau les autopsies publiques. Guy de Chauliac, considéré comme un des plus grand médecin du Moyen-Âge, ouvre et étudie les pestiférés, distingue la peste bubonique de la forme pulmonaire. Au contact des cadavres, il contractera à son tour la maladie, sans en mourir, pratiquant sur lui-même l'incision des bubons.

Il est peut-être un homme qui a oeuvré, sans le savoir, à ce que la peinture intègre pleinement la dissection et l'anatomie comme sujets d'étude. En 1532, André Vésale a 18 ans. Il est étudiant en médecine à Paris, et lorsqu'il a du temps libre, il monnaye auprès de fossoyeurs des pièces de cadavre qu'il dissèque en cachette. Il a l'intuition, déjà, que les auteurs anciens qu'il étudie à l'Université se trompent. Son diplôme en poche, il part en Italie, devient professeur d'anatomie à Padoue, et obtient des autorités locales qu'elles lui confient les corps des condamnés à mort. Certaines exécutions sont même programmées en fonction de ses besoins : le criminel d'automne attendra l'hiver pour être mis à mort, pour que sa dépouille se conserve plus longtemps. De cette vie dédiée à la dissection, Vésale laissera à la postérité son célèbre De humani corporis fabrica, traité anatomique monumental de 700 pages détaillées aux illustrations nombreuses, qu'on attribue à Jan van Calcar. Vésale meurt à 49 ans sur les côtes de l'Île de Zante, mais sa sépulture est aujourd'hui perdue, comme s'il se refusait à ce qu'on l'ouvre à son tour.

En 1632, un médecin flamand entend bien surpasser Vésale. Il s'appelle Nicolaes Tulp, et il commande, pour asseoir sa notoriété, une portrait de lui en train de dispenser une leçon d'anatomie. Huit paires d'yeux grands ouverts lacèrent l'espace, un instrument d'acier glacial pince des nerfs tendus comme des cordes de clavecin, le corps est vert glacé, l'air est lourd, le docteur Tulp semble presque absent, son regard figé dans une expression vague, une sorte de fierté déjà mélancolique. Son nom sera d'ailleurs oublié, et c'est celui de l'artiste dont on se souviendra. Rembrandt a 26 ans, et fait désormais partie de cette famille de peintres pour qui le pinceau est un couteau comme un autre. Une famille que rejoindront ensuite Chardin, Ribera, Courbet, Goya ou encore Soutine. Ce dernier, qui reprendra d'ailleurs à Rembrandt son boeuf écorché et à Chardin sa raie éventrée, aux viscères alléchantes comme des tomates pelées, avouera au sujet de ce tableau que peindre un animal écorché lui permet de libérer son cri d'enfant. Toute béance appelle une plainte.

Cette plainte, ce trouble, naît de l'expérience insupportable de voir se côtoyer la forme et l'informe, la beauté et l'horreur, la vie et la mort dans une même image. Telles sont par exemple les Vénus anatomiques, ces mannequins de femmes aux visages de modèles extatiques et aux ventres grands ouverts destinés à l'étude de la dissection dans les écoles de médecine à la Renaissance. Dans Ouvrir Vénus, Georges Didi-Huberman décrit cette cohabitation étrange : « cette charnière masquée, inquiétante, où le toucher de Thanatos vient épouser celui d'Éros : frontière insensible, déchirante pourtant, où être touché, c'est-à-dire être ému, devient être touché, c'est-à-dire être blessé, être ouvert. » Ouvrir un corps permet d'assister à la collision brutale entre des mondes que la peau est d'ordinaire tenue de séparer : le cru et le cuit, la lumière et les ténèbres, le public et l'intime. L'entaille abolit l'horizontalité du temps, plaçant sur une même crête, sur une même faille, ce qui a été (crée, mangé, tué), ce qui est (qui bat, qui fonctionne, qui circule), et ce qui sera (qui changera, qui pourrira, qui naîtra.)

Les oeuvres présentées ici débordent toutes de cette sensualité accidentée, qui mettent à distance en même temps qu'elles attirent. Chez Anna Castro de Barbosa, la lame flirte avec la courbe, le métal et le verre avec la chair, dans une promiscuité sans cesse en alerte, un équilibre qui ne trouve jamais de résolution, comme la démangeaison sur un membre fantôme. La bille de verre vagabonde remplace l'oeil écarquillé frôlé par la pointe du rasoir du Chien andalou de Luis Buñuel : cet oeil est le nôtre, et en même temps celui qui ne peut se résoudre à détourner le regard. C'est le même magnétisme qu'on ressent à la vue des photographies de Lucile Boiron, desquelles le sang s'écoule en éraflant implacablement des courbes paisibles : l'origine du monde est désormais scarifiée, la fleur-organe sue son plasma, et il se dégage de ces blessures muettes un calme clinique, une stupeur paisible. Le murmure bruisse maintenant dans nos crânes. Les céramiques de Camille Azéma, elles aussi, sont maintenues dans un état perpétuellement sanguinolent, fiévreuse, inconsolable et étrangement appétissantes. Ici, c'est entre les plis que se cache la plaie. Nos mains voudraient s'y aventurer, mais cette envie se mêle d'une intuition terrible, celle que sous nos doigts, les sculptures se contracteraient. Les peintures d'Hanna Jo, elles aussi, tressaillent encore. Plongés dans les profondeurs de ventres-grottes, de cavités-mondes, c'est une chaleur primitive, d'abord, qui nous enveloppe, nous couve. Nos organes sont des animaux comme les autres. Dans nos corps ils bougent, ils glissent, ils se baladent. Ils nous rappellent parfois à leur présence. Il n'y a pas besoin d'ouvrir nos abdomens pour savoir qu'ils sont des mondes qui grouillent. Ondochimeg Davadoorj et Thomas Perroteau l'ont bien compris : toute forme animée en cache d'autres en gestation. L'altérité se blottit en nous jusqu'à en éclore, marquant par son affranchissement le début et la fin de tout cycle. Disséquer, c'est aussi et surtout se confronter à la pluralité des possibles, l'éternelle transmutation des formes en d'autres, cette imprévisible métamorphose qui assure la permanence du vivant.

De l'écorché dont le ventre est ouvert comme une tombe fraîche aux organes éparpillés, de l'effleurement à l'incision, la quête que poursuivent ces inspecteurs des entrailles est finalement celle d'une expérience frontalière clandestine, dont on a l'intuition qu'elle serait un état libre, pas tout à fait dedans ni tout à fait dehors, ni vide ni plein, un état devenu enfin propriétaire de ses propres bordures. « Où mettre la limite du corps et du monde, puisque le monde est chair ? », demandait Merleau-Ponty. Pour les artistes d'Haruspex, la limite est claire : elle se situe là où ils ont tranché. Il n'y plus qu'à chatouiller du regard la surface encore sensible juste avant qu'elle ne cicatrise. Expérimenter, à son tour la liberté que décrit George Bataille, celle « de vivre au bord de limites où toute compréhension se décompose. » Car enfin, c'est à cet endroit précis, celui du déchirement, que le vivant déborde et que naît la surprise : c'est dans le ventre cru que mijote le désir, dans la forêt de veines bleues que pulsent les ardeurs, du coeur arraché que jaillit la foi, dans la gorge tranchée que résonne déjà la parole à venir.

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