Ugo Sébastião dit souvent qu’il ne répète que très rarement le
même procédé. Ainsi, parmi les dix nouvelles peintures de sa seconde
exposition à la galerie pal project, l’artiste a diversement pu jouer aux
fléchettes avec ses pinceaux ou laissé officier les vers à bois en maîtres
de l’aléatoire. Il a fait appel au dissolvant pour tenter d’oublier ou bien
encore au plomb pour lester le poids de l’histoire. Cette matérialité
exacerbée, née d’une recherche frénétique d’incarnation, il faut la lire en
regard avec une seconde dynamique. À partir d’images source glanées
sur internet, l’artiste procède par déclinaison sérielle et cérébrale d’un
même motif dont il nous présente une répétition altérée. Cela concerne
particulièrement le répertoire de la peinture baroque, cet inépuisable
réservoir de vanités crépusculaires, de corps arqués et de saints
convulsés que l’on jurerait avoir déjà vus ailleurs. L’œuvre finale de
l’artiste s’y tient en équilibre, dans cet intervalle incertain entre
circulation et recapture.
L’artiste, né en 1998 à Lyon, appartient à une nouvelle génération
d’artistes chargé·es se dépêtrer avec plusieurs héritages distincts et de
s’en distinguer. Il y a certes la peinture canonique, conservée et
historiographiée, mais également la tradition plus récente des artistes
qui, tout au long du XXe siècle, firent un sort à la condition de l’image
techniquement reproductible. Ceux·celles-ci, parfois désignés d’ « artistes
iconographes »¹, ont permis de légitimer des pratiques comme le collage,
la collection, le recadrage, l’échantillonnage, le
reblog ou le
reshare.
Ils·elles ont en même temps démontré combien les critères hérités de
l’originalité, de l’individualité et de l’invention se trouvent disqualifiés au
sein de la condition post-média voire post-internet. Aujourd’hui
cependant, surfer sur un océan d’images ne suffit pas et les sirènes de la
dématérialisation ne charment plus grand monde. En s’investissant
physiquement dans la production d’ « objets irréguliers »², Ugo Sébastião
rematérialise les scories de l’ère liquide.
Avec « The Doubts », il en va selon l’artiste d’une « tentative d’user,
d’épuiser une manière jusqu’à ce qu’elle bascule vers autre chose »³.
« Persistant Shapes » (2022), sa précédente exposition à la galerie,
introduisait certains de ses traits formels distinctifs : le vert acide, la
citation baroque, le motif des masques. À s’y pencher de plus près,
certaines toiles du nouvel ensemble révèlent des points d’achoppement
inédits : une main à six doigts, en particulier, met la puce à l’oreille. Cette
anomalie trahit l’usage de l’intelligence artificielle pour générer certains
motifs. Au sein de la toile monumentale
The Doubt, différents registres
iconographiques sont juxtaposés dans le même plan : l’IA voisine avec la
peinture sur le vif et l’emprunt à la tradition picturale. Reste que
l’impression finale, elle, découle du corps-à-corps de l’artiste aux prises
avec une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre
assemblées. L’identification immédiate laisse alors place à un rythme de
lecture décéléré et le plaisir émoussé du sensible reprend timidement ses
marques – par-delà la dématérialisation.
Dans le livre
Immediacy, Or The Style of Too Late Capitalism
(2024), Anna Kornbluh fait de l’immédiateté le style culturel des années
2010. Selon elle, celle-ci instaure une tyrannie ambiante où tout est dès
lors instantané et immersif : « L’immédiateté, c’est le déluge sans rien
pour l’épancher, l’inondation stylisée d’une immanence intense au sein de
notre esthétique culturelle qui se conforme étrangement aux conditions
contemporaines des marées noires et des raz-de-marée. »⁴ Ugo Sébastião
a beau se confronter au même présent trouble, ses toiles irrégulières
balafrent l’immanence pour mieux inviter à la réappropriation située de
notre mémoire reproduite.
¹ Garance Chabert et Aurélien Mole (éd.), Les artistes iconographes, Empire books/Villa
du Parc, 2018.
² Entretien avec l’artiste, février 2025. L’emploi de l’expression peut être vue comme un
clin d’œil à la “perle irrégulière », ou barroco en portugais, dont le baroque tire son
nom.
³ Entretien avec l’artiste, Ibid.
⁴ Anna Kornbluh, Immediacy, or The style of too-late capitalism, Verso, 2024. p. 33 [T. de l’a].
Texte de : Ingrid Luquet-Gad