Des portraits ? Les « acteurs » de Julien Heintz ont comme source d’inspiration des captures d’écran, ces images prélevées au monde en un instant, prises à partir de divers documentaires, généralement entre 1920 et 1960. Cependant, ces personnes réelles mais sans nom, isolées et extraites de leur contexte, ne jouent pas le jeu social habituel, ne prennent pas les attitudes qui caractérisent le portrait. Qui plus est, parfois, même si ces figures semblent porter un évanescent trait distinctif, de plus en plus allusif : traits isolés, fragmentés, réduits au détail anatomique — on ne peut pas parler ici d’une véritable ressemblance. Tout au plus une ressemblance résiduelle, générique. Des visages alors ? Sans doute, car même si les traits se brouillent à la limite de l’effacement, il suffit de peu pour reconnaître un visage. Schématisé à l'aide d'un minimum de signes plastiques, il peut être stylisé à l'excès : notre habitude mentale consistant à chercher des formes anthropomorphiques dans toute représentation nous permet d'en percevoir toujours la configuration, même quand elle ne répond plus aux diktats du mimétisme. On le sait, la face humaine n'est pas — pas plus dans l'univers artistique qu'ailleurs — un objet parmi d'autres. Elle reste toujours, même malgré elle, un sujet.Toutefois, au XXe siècle, le visage, considéré depuis toujours comme le noyau dur de la ressemblance, abandonne toute aspiration à être encore le reflet de l'apparence qui est la nôtre. Singularité, « miroir de l'âme » ou miroir social, toutes ces distinctions s'effacent, au moins partiellement, quand l'art commence à douter de sa capacité à capter l'être humain.Désormais, la figure humaine entre dans l'ère du vague. La « face » ne conserve que son "architecture" extérieure, une forme plus ou moins ovale, plus ou moins débarrassée de ses composants organiques, de sa substance. Cette forme en retrait dont les contours s'érodent et deviennent des traces faiblement imprimées sur la surface de la toile, refuse toute certitude. Il faut croire que le seul Narcisse admis par la modernité est celui qui tombe en morceaux.Décomposé, dépersonnalisé, le visage perd son statut de monument qui fige le temps à jamais, console de la perte de la personne disparue, offre une garantie d'éternité. En apparence, l’œuvre de Julien Heintz s’inscrit dans la lignée de Warhol, Chuck Close, Alex Katz ou Zhang Xiao-Gang, parmi d’autres artistes. Chez eux, il s’agit presque toujours de travaux partant d’un cliché photographique, de représentations de représentations, d’images de second degré. Avec ses « portraits », à la place du visage unique, glorifié, entier, c'est l'apparition du multiple, du dérisoire, du flou.Écoutons toutefois Heintz, qui décrit son processus créatif : « Je prépare mes toiles moi-même avec un mélange de colle de peau, de poudre de marbre et d’eau, qui fait comme une fine couche de plâtre que je ponce pour avoir une surface lisse, mais aussi fragile. Je cherche à avoir un objet unique qui se rapproche de l’artisanat : c’est une étape importante » (entretien du 3 mai 2023 avec Elsa Meunier).Le résultat semble pris dans un mouvement contradictoire. D’une part, luisante comme un miroir – le spectateur a le sentiment de pouvoir s’y refléter – l’image est peinte avec une minutie extrême. Mais, même quand le visage est étiré à l’horizontal ou réduit à une trace, à la lisière du figuratif et de l’abstrait, l’artiste poursuit ce traitement avec la même précision infinie. On peut, certes, considérer cette démarche comme une volonté d’attirer le regard du spectateur sur le travail pictural, dégagé de toute représentation. Plus probablement le visage se débat ici avec la peinture. À mi-chemin entre lisible et illisible, entre animé et inerte, entre effacement et affirmation, toute la fragilité de la face se situe dans un équilibre ténu. Ténu, car ces faces semi-transparentes, ces visions spectrales, sont comme posées sur le vide ou légèrement suspendues. Portraits sans visage, visages sans traits, ces têtes, ces faces s'approchent les unes des autres dans un lent mouvement de disparition.Pourtant, rien n’y fait, on n’en aura jamais terminé avec la figure humaine et son ombre portée métaphysique. Pas sans mal, car avec Heintz, ces identités désertées, ces visages désespérément neutres, tentent de saisir plutôt le passant que la personne, la banalité plus que la singularité. Autrement dit, l’anonymat.
Texte : Itzhak Goldberg
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Interview Julien Heintz pour l'exposition "L’ANONYME COMME MÉDIUM""
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